Publié le 12 février 2025
Suzanne Bécart : « Bien connues dans le monde anglo-saxon, les théologies lesbiennes et queer sont toujours invisibles en francophonie. »
Rendons grâce à la paroisse du Sacré-Cœur à Lausanne, qui accueille notre groupe de la jupe et s’est réjoui de l’intervention de Suzanne Bécart, jeune thésarde de Louvain-la-Neuve en Belgique, dont le sujet porte sur les théologies lesbiennes et queer. On sait à quel point de telles paroisses sont rares, qui honorent les valeurs évangéliques d’accueil et d’ouverture à tou·tes. Le 22 novembre, onze personnes ont pu se rendre compte en écoutant Suzanne Bécart qu’une même question se pose à tous ces mouvements : réformer ou transgresser ? … C’est la question qui se pose à nous régulièrement au Comité de la jupe.
Après son bachelor, Suzanne Bécart a quitté l’Institut Catholique de Paris et a rejoint la Belgique pour travailler sur les théologies lesbiennes, en éthique sexuelle. Ces sujets clivants traversent un gap générationnel. Les professeurs en poste aujourd’hui – uniquement des hommes – ne sont pas intéressés par ces sujets et la génération à venir peine à trouver le relais nécessaire. Pour l’instant « je suis un énergumène » a précisé Suzanne.
Les théologies queers et lesbiennes appartiennent aux théologies contextuelles, c’est-à-dire celles qui se fondent sur des entretiens et des témoignages de la vie des croyant·es. Elles suivent un mouvement inductif contrairement aux théologies classiques ou orthodoxes, descendantes, qui procèdent par déduction à partir des définitions théoriques. On part du vécu des croyants, de l’humain pour arriver à Dieu. Cette manière de procéder est un héritage des années 60 et de Vatican II, où l’on mettait en avant une théologie engagée, subjective, au lieu de penser à partir d’une objectivité qui paraissait parfois irréaliste. Elles comportent donc d’emblée un risque : rester au niveau de ce contexte, s’aligner sur les mouvements sociétaux. D’ailleurs, si on en fait la liste, elles suivent pour une part l’évolution des mouvements de libération à partir des années 60-70 :
- D’abord, les théologies de la libération, élaborées dans le courant des années 60 par Gustavo Gutiérrez, ont gagné par la suite toute l’Amérique latine (avant d’être sévèrement condamnées par Jean-Paul II en 1984-86). Ces théologies sont toutes au masculin.
- Les théologies féministes apparaissent dans les années 70. Il s’agit de traduire à nouveau frais ou de réinterpréter les Écritures, en récusant le biais patriarcal systématique. C’est ce que nous faisons au Comité de la jupe. Certaines aboutissent à prendre de la distance avec l’Église, voire à la quitter pour fonder d’autre communautés féministes, comme Mary Daly. Dans tous les cas, on tente d’envisager Dieu comme femme, comme mère (les mystiques le faisaient spontanément). Attention à ne pas confondre ces théologies décapantes avec la théologie de LA femme, de Jean-Paul II, qui idéalise les femmes, essentialisées comme épouses et mères.
- Vient ensuite la black theology, qui envisage le point de vue des personnes noires ou racisées.
- Les théologies womanists, élaborées en Amérique par des femmes noires.
- Les théologies post-coloniales, hispaniques et asiatiques.
- Les théologies gay, lesbiennes et queer, dont deux textes seulement sont traduits en français1. Parmi elles, les théologies apologétiques défendent l’idée que l’homosexualité est compatible avec le christianisme. Ce courant réinterprète en particulier l’épisode de Sodome et Gomorrhe : c’est la dureté de cœur et le manque d’hospitalité qui provoque la colère de Dieu, et non la sodomie. Les théologies de la libération ont accompagné les émeutes de Stonewall en 1969, c’est-à-dire l’émergence du mouvement LGBTQIA+. Pour elles il y a une image du coming out dans la Bible même : l’Exode symbolise le passage vers soi-même, on quitte l’esclavage en Égypte pour l’accès au droit d’être enfin qui l’on est.
- Les théologies lesbiennes sont avant tout relationnelles : comment repenser les relations, entre nous et avec Dieu.
- Si ces théologies gay sont encore très binaires, avec les théologies queer (de l’anglais « bizarre, étrange »), le champ des sciences sociales arrive en théologie. De 1990 à aujourd’hui, elles s’inspirent de Foucauld et de Judith Butler. Pour elles, il y a une fluidité des identités, et non plus des identités fixes. On repense la binarité au profit de l’inclusivité. Elles se fondent sur Paul, Épitre aux Galates « En Christ, il n’y a plus ni homme ni femme… » De même pour Dieu : on écrit Dieu·e.
Ces théologies empruntent les cinq axes de travail de toute théologie. D’abord pour ce qui est de l’histoire du christianisme (exemple : on étudie les années sida dans l’Eglise), puis pour l’exégèse : on interprète les textes ; pour la dogmatique : les principes dans lesquels on croit (quel est le sens du credo ?) ; pour l’éthique et la morale : morale sexuelle, morale de la guerre, bioéthique… Enfin, pour la théologie pastorale : l’étude de cas concrets (Comment fonctionne la paroisse Saint Pierre apôtre, à Montréal, pionnière en matière d’ouverture au mouvement queer ?). Dans ces cinq domaines, elles élaborent de nouvelles interprétations.
Quelques exemples de travail exégétique : les théologies queers soulignent des liens d’amitié exceptionnels existant dans la Bible, qui résistent à l’organisation strictement patriarcale de l’époque. C’est Ruth et Naomie, celle-ci arrangeant le remariage de sa bru avec Booz, et quand Ruth donne naissance à un enfant le texte dit : « On a donné un enfant à Naomie », comme si l’amitié valait les liens de sang. C’est Marthe et Marie, ces sœurs qui vivent ensemble, propriétaires de leur maison. C’est Jésus et Lazare, dont la mort est bouleversante et que Jésus remet en vie. Perpétue et Félicité sont deux amies inséparables qui meurent ensemble en martyrs au deuxième siècle. Enfin, David et Jonathan sont les seules figures dont on peut raisonnablement admettre une interprétation homosexuelle (en 2 Samuel, on lit : « Ton amour est plus fort que celui des femmes »). Une grande association de défense des homosexuels dans l’Église a emprunté leur nom : « David et Jonathan » (aujourd’hui « DJ Arc-en-ciel »).
Pour conclure, soulignons le bénéfice que nous aurions à mieux connaître ces théologies. On continue à reprocher aux chrétiens une attitude ascétique à l’égard du désir et du corps, héritage d’un certain christianisme prude. Or les théologies nouvelles, féministes, lesbiennes et queer, montrent depuis des décennies que dans la tradition comme dans les Écritures, nous avons des ressources pour nous libérer de ce dualisme et de cette dépréciation du corps. Ces ressources ont été systématiquement passées sous silence. A nous de les exhumer, de les faire connaître. C’est ainsi qu’on changera le regard porté sur le christianisme et qu’on deviendra une Église vraiment accueillante et inclusive. La voie chrétienne, n’est-ce pas avant tout une rencontre, corps et âme, avec quelqu’un qui nous aime inconditionnellement, une rencontre qui libère de l’angoisse, de la peur et de la honte ?
Frédérique Zahnd
Pour aller plus loin : Petite bibliographie commentée
Théologies gays
- John McNeill, a osé donner son avis sur le texte de Ratzinger en 1986 Lettre aux évêques de l’église catholique sur la pastorale à l’égard des personnes homosexuelles. Il est renvoyé de l’ordre des Jésuites, et plus tard se marie, avec un homme.
Théologies lesbiennes
Théologies de la relation, elles approfondissent les notions d’amour, d’amitié, de sexualité, d’érotisme. Elles ne voient plus la relation à Dieu comme verticale mais comme horizontale, semblable à celle entre les humains.
- Mary E. Hunt est catholique, elle fonde le réseau WATERS, qui fait le lien entre religion et féminisme. Elle développe une éthique de l’amitié. Pour Hunt, l’incarnation est le concept central, et les amitiés sont sexuelles car elles sont incarnées. Notre amoureux·se n’est-il pas aussi notre ami·e ? On a une théologie du mariage, pourquoi pas une théologie de l’amitié ?
- Isabel Carter Heyward est une des premières femmes ordonnées dans l’église épiscopalienne. Elle développe une théologie de l’érotisme, comme puissance de vie et expression de l’amour de Dieu·e. Le désir est divin, le divin devient désir.
- Bernadette Brooten : développe un projet d’éthique sexuelle interconfessionnelle cf : Brandeis Feminist Sexual Ethics Project.
Théologies queers :
Elles dépassent les normes binaires. Le symbole du baptême représente la suspension des identités assignées : avec le baptême on est au cœur de la personne, loin des prédéterminations sociales. Assez théorique, la théologie queer pose beaucoup de questions … mais donne peu de réponses. Certain·es lui reprochent, à force de déconstruction, de recréer de nouvelles normes : la nouvelle norme, ce serait la fluidité obligée…
- Elizabeth Stuard : a fait la jonction entre gays et queers. Dans Religion is a queer thing, et elle reprend Butler à son compte, mais pour le christianisme. Pour elle, par l’eucharistie, il y a de la performance, de la performativité.
- Robert Guss : prêtre militant et actif, il a quitté les Jésuites pour rejoindre l’Eglise communautaire.
- Marcela Althaus-Reid publie Indecent Theology en 2000. Pour elle, on ne peut pas domestiquer Dieu, il est une altérité, il faut apprendre à vivre avec la fluidité et ne pas borner les identités, y compris celle de Dieu. De plus, les théologien·nes doivent interroger leur propre vie. Dieu ne pourra pas être queerisé si les théologien·nes n’ont pas le courage de se montrer, de faire leur coming-out.
- Patrick Cheng : son ouvrage Radical Love est très clair et didactique.
- Virginia Mollenkott, a été pionnière sur la transidentité.
- Susannah Cornwall, jeune théologienne anglaise, dit : « mon travail est de montrer que des institutions et les valeurs chrétiennes ne doivent pas être contradiction avec la pensée queer ».
- Lisa Isherwood met au centre la question du corps, de l’incarnation. Dans The Fat Jesus, elle envisage la question du corps en fonction de la pression sociale sur l’apparence.
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1 L-M Tonsdad,, Théologie Queer, Labor et fides, 2022 et S.Lavignotte, Au-delà du lesbien et du mâle – la subversion des identités dans la théologie queer d’Elisabeth Stuart, Van Dieren 2008.
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